Les séries, podcasts et documentaires de true crime ont envahi nos écrans et nos écouteurs, suscitant un engouement jamais vu pour les récits de meurtres, d’enquêtes criminelles et de disparitions mystérieuses. Mais alors que ce genre s’installe durablement dans notre paysage culturel, une question cruciale se pose : la consommation frénétique de true crime ne devient-elle pas problématique ?
Un genre devenu phénomène de masse
Le succès phénoménal de Making a Murderer en 2015 a marqué un tournant dans la consommation de true crime. Ce documentaire, qui relate l’histoire de Steven Avery, condamné à tort avant d’être inculpé pour un autre meurtre, a non seulement captivé un public mondial mais aussi déclenché un véritable mouvement en ligne pour sa libération. Depuis, les plateformes de streaming ont multiplié les documentaires et séries consacrés à des affaires criminelles réelles, comme The Staircase ou The Keepers. En parallèle, des podcasts comme Serial et My Favorite Murder ont vu leur audience exploser. Cependant, cette popularité croissante du true crime soulève des questions d’ordre éthique et psychologique. Comment expliquer cet engouement massif pour les récits de violence ? Et surtout, quelles en sont les conséquences ?
L’un des effets les plus préoccupants de la consommation massive de true crime est la désensibilisation à la violence. Scott Bonn, criminologue et auteur de Why We Love Serial Killers, souligne que « regarder ou écouter de manière répétée des récits de violence finit par avoir un effet anesthésiant. À force de consommer ces contenus, notre seuil de tolérance face à la violence s’élève ». Autrement dit, plus nous sommes exposés à des histoires de meurtres et d’agressions, moins nous sommes sensibles à la souffrance réelle des victimes.
Des études psychologiques confirment cette inquiétude. Le Dr. Craig Anderson, spécialiste des effets des médias sur le comportement, explique que « la répétition des images violentes provoque une désensibilisation émotionnelle. Ce phénomène conduit à percevoir des situations de violence avec moins d’empathie, et peut même altérer notre capacité à réagir à la souffrance des autres. »
Les documentaires de true crime sont souvent réalisés comme des thrillers haletants, avec une narration dramatique et un suspense soutenu. Mais en transformant des tragédies humaines en divertissement, ces œuvres risquent de banaliser la violence, réduisant des histoires de souffrance à de simples éléments scénaristiques.
Une exploitation du trauma des victimes
Cette exploitation de la souffrance humaine pose un autre problème éthique. Dans de nombreux cas, les récits de true crime réactivent des traumatismes chez les familles des victimes. La série Dahmer – Monster: The Jeffrey Dahmer Story, diffusée sur Netflix, a notamment été critiquée par les proches des victimes de Dahmer, qui ont dénoncé l’utilisation de leurs histoires personnelles sans leur consentement. Rita Isbell, la sœur d’une des victimes de Dahmer, a déclaré dans une interview pour Insider : « Revoir cet épisode m’a rappelé des souvenirs douloureux. Je n’ai jamais été consultée, et tout a été fait pour que cela ait l’air d’une scène de fiction. »
Le true crime, en tant que divertissement, joue souvent sur la mise en scène du traumatisme. Or, en ne tenant pas compte des conséquences pour les victimes et leurs familles, ces récits peuvent apparaître comme une forme d’exploitation. Kim Goldman, la sœur de Ron Goldman, une des victimes de l’affaire O.J. Simpson, souligne : « Les médias font de ces crimes des histoires sensationnalistes, sans penser à l’impact que cela a sur ceux qui ont perdu un proche. Nous sommes transformés en personnages dans une histoire, oubliant que derrière il y a des vies brisées. »
Un autre effet inquiétant du true crime est la glorification des criminels, notamment des tueurs en série. Les films et séries qui retracent leurs parcours, comme Extremely Wicked, Shockingly Evil and Vile avec Zac Efron dans le rôle de Ted Bundy, créent parfois une fascination malsaine autour de ces personnages. Efron lui-même a reconnu lors de la promotion du film qu’il avait reçu des messages de fans admirant Bundy, soulignant ainsi le risque que ces œuvres contribuent à romantiser des figures criminelles.
Le Dr. Elizabeth Yardley, sociologue spécialisée dans les médias et la criminalité, explique : « Les tueurs en série sont souvent représentés comme des personnages complexes, parfois charismatiques, ce qui peut susciter une fascination déplacée. Cela banalise leurs crimes et peut même inciter certaines personnes à s’intéresser de manière obsessionnelle à ces figures. »
Cette fascination pour les tueurs en série est renforcée par les réseaux sociaux, où des communautés de fans partagent des détails sur leurs crimes, voire les glorifient. Des criminels comme Ted Bundy, Jeffrey Dahmer, ou encore Charles Manson ont ainsi acquis une notoriété malsaine, avec des admirateurs qui louent leur intelligence ou leur personnalité charismatique. Dans certains cas, cette glorification peut pousser des individus à chercher à imiter ces criminels, comme l’ont montré plusieurs affaires récentes de « copycats » (imitateurs).
Les plateformes de streaming : complices d’un cycle sans fin ?
Les plateformes de streaming jouent un rôle central dans ce phénomène. En analysant les habitudes de visionnage de leurs utilisateurs, des géants comme Netflix ou Spotify proposent systématiquement du contenu similaire, créant une boucle de consommation continue. Si vous regardez un documentaire sur Ted Bundy, la plateforme vous proposera immédiatement un autre programme sur un tueur en série. « Les algorithmes sont conçus pour maximiser l’engagement », explique Safiya Noble, auteure de Algorithms of Oppression. « Malheureusement, la violence est un sujet qui capte facilement l’attention. En mettant en avant des histoires sensationnelles, ces algorithmes renforcent une consommation excessive de récits violents. » Cela peut également mener à une consommation passive, où les spectateurs enchaînent les épisodes sans prendre le temps de réfléchir aux implications éthiques ou psychologiques de ce qu’ils regardent. La plateforme devient ainsi un complice silencieux de la banalisation de la violence.
L’exposition régulière à des récits de crimes violents peut aussi avoir des répercussions psychologiques. Une étude menée par l’Université de Californie montre que les personnes qui consomment du contenu true crime de manière intensive développent un sentiment accru d’insécurité, même lorsqu’elles vivent dans des environnements relativement sûrs. Le Dr. Sharon Packer, psychiatre spécialisée dans les effets des médias sur le comportement, explique que « l’exposition constante à des récits de violence peut déclencher un état d’alerte permanent chez certains individus, augmentant les niveaux d’anxiété et de stress. »
Dans certains cas, cette consommation excessive peut conduire à une obsession malsaine pour les affaires criminelles, comme l’a montré la popularité croissante des forums et des communautés en ligne dédiés aux enquêtes amateurs. Ces communautés, bien qu’animées par une curiosité sincère, risquent d’encourager un comportement obsessionnel chez certains individus, les éloignant de la réalité pour se plonger dans des mondes de plus en plus sombres.
Vers une consommation plus responsable ?
Alors, comment concilier fascination pour le true crime et responsabilité ? Cette question touche à la fois les créateurs de contenu, les plateformes de diffusion et les spectateurs eux-mêmes. Pour plusieurs experts, il s’agit de reconnaître l’impact psychologique et éthique de ces récits et de développer une attitude plus critique face à la manière dont ils sont produits et consommés.
Le Dr. Scott Bonn, criminologue et auteur de Why We Love Serial Killers, explique : « Le true crime joue sur un mélange de curiosité morbide et de voyeurisme. Cela peut nous amener à humaniser les criminels tout en banalisant leurs actes, ce qui peut poser des problèmes éthiques lorsque les récits ne sont pas correctement contextualisés. » Bonn appelle à une plus grande responsabilité de la part des producteurs de ces contenus, afin de ne pas tomber dans le sensationnalisme ou la glorification des criminels.
La professeure Amanda Vicary, qui a étudié l’attrait des femmes pour le true crime, ajoute que ces récits captivent le public parce qu’ils créent un sentiment de sécurité paradoxal : « Les gens sont fascinés par les histoires de crimes parce qu’elles les aident à comprendre leurs propres peurs. Mais lorsqu’ils consomment ces récits en continu, ils peuvent finir par se désensibiliser à la gravité de ces actes. »
Il existe toutefois des exemples de true crime traités avec sensibilité et éthique. Par exemple, la série documentaire The Innocence Files sur Netflix se concentre sur des cas de condamnations injustifiées. Elle met l’accent sur la réhabilitation plutôt que sur la violence, et montre comment des erreurs judiciaires peuvent détruire des vies. Selon le professeur Brandon Garrett, spécialiste du droit et auteur de Convicting the Innocent, « cette série met en lumière les failles du système judiciaire tout en redonnant une voix aux personnes qui en ont été les victimes, ce qui en fait une approche plus responsable du true crime. »
Safiya Noble, experte en éthique des algorithmes et auteure de Algorithms of Oppression, souligne également l’importance de la régulation des algorithmes de recommandation. Elle explique que « les algorithmes amplifient ce qui retient l’attention, et malheureusement, ce sont souvent les contenus les plus violents et sensationnels qui captent le public. Cela incite les spectateurs à enchaîner les récits de crimes, parfois sans réfléchir à leurs implications morales. »
Enfin, le Dr. Sharon Packer, psychiatre, met en garde contre l’impact psychologique de la consommation répétée de récits de crimes : « Les spectateurs doivent reconnaître que chaque histoire de violence qu’ils consomment laisse une empreinte. Il est important de se demander pourquoi ces récits nous attirent, et comment ils influencent notre perception du monde réel. » Elle recommande une approche plus consciente et critique face à ces contenus.
En fin de compte, la responsabilité revient aussi aux spectateurs. Il est essentiel de prendre conscience de l’impact que ces récits peuvent avoir sur notre perception de la violence et sur notre empathie envers les victimes. Une consommation plus responsable impliquerait de choisir des œuvres qui traitent les sujets criminels avec respect, tout en refusant celles qui transforment la violence en simple produit de divertissement.