Timothée Parrique

Découplage économique : une solution rêvée ou une réalité inatteignable ?

18 août 2024

Avec l’urgence climatique qui se fait chaque jour plus pressante, le concept de « découplage » s’impose de plus en plus comme une solution potentielle pour résoudre l’épineux dilemme entre croissance économique et préservation de l’environnement. Si l’idée semble séduisante et même logique sur le papier, elle se heurte toutefois à des obstacles complexes et multidimensionnels dans la réalité. Pour comprendre si le découplage est une solution rêvée ou une réalité inatteignable, il est essentiel de décortiquer ce concept en profondeur et d’examiner ses applications potentielles, ses réussites, ainsi que ses limites et défis.

Qu’est-ce que le découplage ?

Le découplage désigne le processus par lequel la croissance économique est dissociée de la pression environnementale, c’est-à-dire que l’on pourrait continuer à développer les économies sans accroître les impacts négatifs sur l’environnement, tels que l’épuisement des ressources naturelles et l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre (GES). Cette idée repose sur la croyance que les innovations technologiques, les changements de comportement, et les politiques publiques pourraient rendre cette dissociation possible.

Le découplage relatif survient lorsque la croissance du produit intérieur brut (PIB) dépasse celle des impacts environnementaux, mais sans les réduire en termes absolus. Par exemple, dans un pays où le PIB augmente de 3% par an tandis que les émissions de CO2 augmentent de seulement 1%, on observe un découplage relatif. Ce type de découplage est souvent le premier pas vers une réduction des impacts environnementaux, mais il ne résout pas le problème de fond. Il témoigne simplement d’une diminution de l’intensité énergétique ou matérielle de la production économique, mais les émissions totales peuvent continuer à croître, surtout dans les pays en développement où les besoins en ressources augmentent avec l’amélioration du niveau de vie.

Le découplage absolu, quant à lui, représente le véritable Graal recherché par les partisans du développement durable. Il survient lorsque l’économie continue de croître, tandis que les impacts environnementaux diminuent en termes absolus. Par exemple, un pays dont le PIB croît de 2% par an, mais où les émissions de CO2 diminuent simultanément de 1%, réalise un découplage absolu. C’est cette forme de découplage qui est généralement présentée comme une solution potentielle à la crise climatique, car elle suggère qu’il serait possible de concilier prospérité économique et préservation de l’environnement.

Un concept alléchant, mais est-il réalisable ?

L’idée du découplage est séduisante parce qu’elle permettrait de réconcilier deux objectifs qui ont longtemps semblé inconciliables : la croissance économique et la protection de l’environnement. Cependant, plusieurs questions subsistent quant à la faisabilité de cette approche, surtout à grande échelle et sur le long terme.

Certains pays, notamment en Europe, ont déjà montré des signes de découplage, du moins partiellement. L’Allemagne, par exemple, a réussi à réduire ses émissions de CO2 tout en maintenant une croissance économique soutenue. Cela a été rendu possible grâce à un mix énergétique en transformation rapide, avec une part croissante d’énergies renouvelables, des gains d’efficacité énergétique, et des politiques publiques visant à réduire l’empreinte carbone.

En Suède, un autre exemple souvent cité, les émissions de gaz à effet de serre par habitant ont chuté de manière significative depuis les années 1990, malgré une augmentation continue du PIB. Ces résultats sont en grande partie attribués à l’introduction d’une taxe carbone ambitieuse, qui a incité les entreprises et les particuliers à réduire leur consommation de combustibles fossiles.

Cependant, ces exemples doivent être examinés avec prudence. D’une part, les succès observés dans ces pays sont souvent le résultat de politiques environnementales particulièrement strictes, combinées à des niveaux de vie élevés qui facilitent l’investissement dans des technologies vertes. D’autre part, ils ne reflètent pas nécessairement la réalité mondiale, surtout dans les pays en développement.

Une des critiques majeures du concept de découplage est que les réductions d’émissions observées dans certains pays développés pourraient être largement illusoires si l’on prend en compte les émissions « exportées ». En effet, une part importante des produits consommés dans ces pays est fabriquée ailleurs, dans des pays où les réglementations environnementales sont moins strictes. Cela signifie que les émissions de CO2 associées à la production de ces biens sont simplement transférées d’un pays à l’autre, plutôt que réellement réduites. Ce phénomène, connu sous le nom de « fuite de carbone », remet en question la validité du découplage à l’échelle mondiale.

Par exemple, entre 1990 et 2015, le Royaume-Uni a vu son PIB augmenter de 66 %, tandis que ses émissions de CO2 territoriales ont diminué de 38 %. Ce type de progrès est souvent mis en avant pour illustrer le potentiel du découplage. Cependant, cette réduction apparente des émissions domestiques masque une réalité plus complexe. En effet, les biens consommés au Royaume-Uni sont de plus en plus souvent produits dans des pays comme la Chine, où les émissions liées à la production sont plus élevées. Selon des études récentes, une analyse intégrant les émissions importées montre que la réduction des émissions britanniques entre 1990 et 2014 passe de 27 % à seulement 11 %​.

Un défi mondial

Le véritable test pour le découplage repose sur sa capacité à s’appliquer non seulement aux économies développées, mais aussi aux pays en développement, où la croissance économique reste une priorité absolue pour éradiquer la pauvreté et améliorer le niveau de vie.

Dans les pays en développement, le découplage est particulièrement difficile à réaliser, car ces pays ont souvent des infrastructures moins avancées, des ressources financières limitées, et une dépendance accrue aux industries extractives ou polluantes. Pour eux, les technologies propres et les énergies renouvelables représentent un coût initial souvent prohibitif, ce qui rend difficile la transition vers un modèle de croissance découplé des impacts environnementaux.

De plus, les objectifs de développement économique et social dans ces pays sont souvent en contradiction directe avec les objectifs environnementaux. Par exemple, pour sortir des millions de personnes de la pauvreté, il est nécessaire d’augmenter l’accès à l’électricité, souvent produite à partir de combustibles fossiles. De même, le développement des infrastructures, indispensable pour l’industrialisation et l’amélioration des conditions de vie, s’accompagne généralement d’une augmentation des émissions de GES et de la consommation de ressources naturelles.

Un autre obstacle au découplage est la nature linéaire de l’économie mondiale actuelle. Le modèle économique dominant repose sur un cycle « extraction-production-consommation-élimination », dans lequel les ressources sont extraites de l’environnement, transformées en produits, consommées, puis jetées, souvent sans être recyclées. Ce modèle crée un lien intrinsèque entre la croissance économique et l’utilisation accrue des ressources naturelles.

Pour que le découplage devienne une réalité, il serait nécessaire de passer à une économie circulaire, où les produits sont conçus pour être réutilisés, réparés, et recyclés en fin de vie. Une telle transformation nécessiterait non seulement des innovations technologiques, mais aussi des changements radicaux dans les comportements des consommateurs, les modèles d’affaires des entreprises, et les cadres réglementaires des gouvernements. Ce processus de transformation est encore à ses débuts et rencontre de nombreux obstacles pratiques et culturels.

Le mythe du découplage : la critique des économistes de la décroissance

Timothée Parrique, économiste et chercheur spécialiste de la décroissance, est l’un des plus critiques sur le concept de découplage. Dans ses travaux, Parrique soutient que le découplage absolu est une illusion, un mythe qui ne tient pas compte des réalités physiques et matérielles de l’économie mondiale. Selon lui, les gains d’efficacité technologique ne suffiront pas à compenser la croissance incessante de la consommation. Il argumente que même si des progrès sont réalisés en termes d’efficacité énergétique ou de réduction des émissions par unité de PIB, ces gains sont souvent annulés par l’effet rebond et l’augmentation globale de la production. Pour Parrique, la solution réside non pas dans la poursuite de la croissance, mais dans une révision fondamentale de nos modèles économiques vers une décroissance planifiée, où l’accent est mis sur le bien-être et la durabilité plutôt que sur l’expansion économique infinie.

De manière plus générale, plusieurs économistes partagent les doutes de Parrique sur le découplage. Par exemple, Jason Hickel, un autre défenseur de la décroissance, soutient que le découplage absolu est théoriquement possible, mais pratiquement irréalisable à l’échelle et à la vitesse nécessaires pour éviter les pires effets du changement climatique. Les économistes écologiques, en général, mettent en avant les limites planétaires et l’impossibilité de maintenir une croissance économique infinie dans un monde aux ressources limitées.

En revanche, d’autres économistes plus traditionnels, comme ceux qui soutiennent les approches de la « croissance verte », continuent de croire que le découplage est réalisable, bien qu’ils reconnaissent la nécessité d’une transition rapide vers des technologies plus propres et une plus grande efficacité énergétique.

Vers une réalité possible ?

Alors, le découplage est-il une solution rêvée ou une réalité inatteignable ? La réponse se trouve probablement quelque part entre ces deux extrêmes. Le découplage absolu, à grande échelle et sur le long terme, reste un objectif ambitieux, mais il n’est pas totalement hors de portée. Les progrès réalisés dans certains pays montrent qu’il est possible de réduire les émissions de GES tout en maintenant une croissance économique, mais ces réussites doivent être mises en perspective et ne doivent pas masquer les défis encore à surmonter.

Le découplage ne doit pas être vu comme une solution unique à la crise climatique, mais plutôt comme un outil parmi d’autres dans un ensemble de stratégies globales pour atteindre les objectifs de développement durable. Il est crucial de combiner cette approche avec d’autres mesures, telles que la réduction de la consommation globale, la promotion de modes de vie plus durables, la protection des écosystèmes, et la justice sociale pour les populations les plus vulnérables aux changements environnementaux.

Pour que le découplage devienne une réalité, il est nécessaire de disposer d’une volonté politique forte et d’un engagement collectif à tous les niveaux de la société. Les gouvernements doivent mettre en place des politiques ambitieuses pour encourager l’innovation verte, taxer les pollutions, et subventionner les technologies propres. Les entreprises doivent repenser leurs modèles d’affaires pour minimiser leur impact environnemental tout en continuant à innover et à créer de la valeur. Enfin, les citoyens doivent être prêts à changer leurs habitudes de consommation et à soutenir les initiatives durables.

En conclusion, le découplage représente une vision prometteuse pour un avenir où la prospérité économique et la durabilité environnementale pourraient coexister. Cependant, cette vision reste confrontée à des défis significatifs qui nécessitent des efforts concertés, des innovations majeures, et une transformation profonde des structures économiques et sociales actuelles.

Si le découplage peut devenir une réalité, cela dépendra de notre capacité collective à repenser nos modèles de développement, à investir dans les technologies du futur, et à construire une économie mondiale plus juste et durable. En fin de compte, le découplage pourrait ne pas être une panacée, mais il demeure une étape essentielle dans la transition vers un monde où la croissance économique ne se fait plus aux dépens de notre planète.

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