Intelligence artificielle : catalyseur d’une nouvelle précarité pour les pauvres ?

23 juin 2024

L’intelligence artificielle (IA) promet de transformer notre société en profondeur, apportant des innovations majeures dans des domaines variés comme la santé, l’éducation et l’industrie. Cependant, cette révolution technologique pourrait aussi accentuer les inégalités existantes, appauvrissant davantage les populations les plus vulnérables. Alors que les entreprises et les gouvernements investissent massivement dans l’IA, il est crucial de comprendre comment cette technologie pourrait aggraver les disparités économiques et sociales.

L’automatisation et la précarité de l’emploi

L’automatisation, l’un des principaux moteurs de l’IA, représente une menace directe pour les emplois peu qualifiés. Selon une étude du Forum Économique Mondial, environ 85 millions d’emplois dans le monde pourraient être automatisés d’ici 2025. Les travailleurs manuels, effectuant des tâches répétitives et routinières, sont particulièrement vulnérables. Par exemple, les caissiers, les ouvriers de production et les opérateurs de machines sont de plus en plus remplacés par des robots et des systèmes automatisés.

Prenons le cas des entrepôts de FedEx qui, grâce à l’automatisation, ont réduit leur besoin en main-d’œuvre de plus de 30% dans certains centres. Cette réduction se traduit par une perte massive d’emplois pour des milliers de travailleurs peu qualifiés. Dans le secteur de la vente au détail, les bornes de commande automatique, de plus en plus présentes dans les chaînes de fast-food comme McDonald’s, diminuent la demande en personnel pour les tâches de commande et de paiement.

Si la reconversion professionnelle est souvent mise en avant comme une solution, elle n’est pas sans difficultés. L’OCDE estime que 14% des emplois actuels pourraient disparaître d’ici 2030 à cause de l’automatisation, et 32% pourraient être profondément transformés. Pour les travailleurs peu qualifiés, se réorienter vers des secteurs moins vulnérables à l’automatisation s’avère ardu. Par exemple, en Espagne, l’automatisation de l’industrie automobile a réduit de 20% les emplois de production entre 2015 et 2022. Les programmes de reconversion, bien que disponibles, peinent à fournir une formation adéquate et accessible, et moins de la moitié des participants réussissent à obtenir un nouvel emploi dans des domaines comme la programmation ou la gestion de machines automatisées.

Concentration des richesses et polarisation du marché du travail

Les bénéfices économiques de l’IA sont principalement captés par les grandes entreprises technologiques. En 2023, les « Big Five » – Apple, Microsoft, Amazon, Google et Meta – ont investi plus de 115 milliards de dollars en recherche et développement dans l’IA. Ces investissements massifs leur permettent de monopoliser les gains de productivité et d’efficacité, laissant les petites entreprises loin derrière. Amazon, par exemple, utilise l’automatisation pour augmenter l’efficacité de ses entrepôts, réduisant les coûts et augmentant ses marges bénéficiaires, atteignant ainsi des profits records de 21,3 milliards de dollars en 2023. Pendant ce temps, les employés de base voient souvent leurs heures de travail réduites ou leurs emplois automatisés.

L’IA contribue également à la polarisation du marché du travail. Les emplois nécessitant des compétences techniques avancées et offrant des salaires élevés, tels que les développeurs de logiciels et les analystes de données, augmentent. En revanche, les emplois peu qualifiés dans les services et le soutien administratif diminuent, laissant les travailleurs de ces secteurs dans une situation de précarité croissante. À San Francisco, par exemple, les emplois dans le secteur technologique ont crû de 15% entre 2020 et 2023, tandis que les emplois dans le secteur des services, comme les restaurants et l’entretien, ont chuté de 10%.

Accès inégal aux services et fracture numérique

L’IA a le potentiel de transformer les services publics en améliorant leur efficacité et leur personnalisation. Cependant, ces avancées technologiques peuvent également aggraver les inégalités si elles ne sont pas accessibles à tous. Dans le domaine de la santé, par exemple, les systèmes d’IA capables de diagnostiquer des maladies plus rapidement que les médecins humains sont principalement disponibles dans les hôpitaux bien financés. En Inde, bien que des systèmes d’IA aient été déployés pour détecter la tuberculose, les cliniques rurales manquent souvent des infrastructures nécessaires pour utiliser ces technologies, laissant les communautés pauvres sans accès à ces améliorations.

La fracture numérique continue de poser un obstacle majeur à l’inclusion. En 2024, environ 40% de la population mondiale n’a toujours pas accès à Internet. En France, 12% des ménages à faibles revenus n’ont pas accès à Internet haut débit, les privant des avantages de l’économie numérique et des services en ligne essentiels. Dans certaines régions de l’Afrique subsaharienne, moins de 30% de la population a accès à Internet, ce qui limite l’accès à l’éducation en ligne, à la télémédecine et à d’autres services numériques.

Discriminations algorithmiques et manque de régulation

L’IA est souvent perçue comme impartiale, mais elle peut en réalité reproduire et amplifier les biais existants. Un rapport de l’AI Now Institute a révélé que plus de 50% des algorithmes utilisés pour le recrutement aux États-Unis en 2023 contenaient des biais contre les femmes et les minorités. En 2020, un algorithme de recrutement utilisé par une grande entreprise technologique favorisait systématiquement les candidats masculins, excluant de nombreux candidats qualifiés de groupes sous-représentés.

Le manque de régulation appropriée permet à de nombreux systèmes d’IA de fonctionner sans transparence ni supervision adéquate. Actuellement, seule une poignée de pays, comme l’Union européenne avec sa loi sur l’IA, ont commencé à élaborer des cadres réglementaires pour gérer les impacts de l’IA. En Chine, l’utilisation de la reconnaissance faciale par les autorités pour surveiller les populations, en particulier les groupes marginalisés, soulève des préoccupations majeures concernant la vie privée et la discrimination.

Politiques publiques et protection des plus vulnérables

Pour atténuer les effets négatifs de l’IA, il est crucial d’investir dans des politiques de formation et d’éducation. Des initiatives comme le « Digital Skills and Jobs Coalition » de l’Union européenne visent à améliorer les compétences numériques de 20 millions de personnes d’ici 2025. En Allemagne, un programme de formation gratuit en compétences numériques pour les travailleurs des secteurs touchés par l’automatisation a bénéficié à plus de 50 000 personnes en 2023.

Réduire la fracture numérique est essentiel pour permettre à tous de profiter des avantages de l’IA. En France, le gouvernement a investi dans des programmes pour fournir un accès Internet à haut débit aux zones rurales, avec un objectif de couverture de 100% d’ici 2025. Au Kenya, le programme « Digital Literacy Programme » a pour objectif de fournir des tablettes et une connexion Internet aux écoles primaires dans les zones rurales, permettant ainsi à plus de 1,2 million d’enfants d’accéder à l’éducation en ligne.

Il est impératif de mettre en place des régulations strictes pour assurer la transparence et l’équité des algorithmes. L’Union européenne a introduit une législation sur l’IA visant à réguler l’utilisation des systèmes d’IA à haut risque. Cette loi impose des audits réguliers, des mécanismes de recours pour les décisions prises par l’IA, et des politiques pour encourager la diversité dans le développement de ces technologies.

L’IA offre des opportunités considérables pour la société, mais sans une attention particulière aux impacts sur les populations les plus vulnérables, elle risque d’aggraver les inégalités économiques et sociales. Les décideurs politiques, les entreprises et la société civile doivent travailler ensemble pour garantir que les bénéfices de l’IA soient partagés de manière équitable et que des protections soient mises en place pour les plus défavorisés. Une approche inclusive et équitable est essentielle pour s’assurer que l’IA devienne une force positive pour tous, indépendamment de leur position socio-économique.

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