Accélérationnisme : avenir progressiste ou impasse idéologique ?

28 avril 2024

Entre tradition et innovation, l’accélérationnisme se présente comme un courant de pensée émergent, proposant une vision radicalement nouvelle de la politique progressiste. Cet article explore les principes provocateurs de l’accélérationnisme, une alternative audacieuse qui remet en question les paradigmes traditionnels.

Dynamique idéologique au sein de la gauche

La gauche contemporaine se trouve à la croisée des chemins, caractérisée par un clivage profond entre deux approches distinctes de l’engagement politique. D’un côté, on trouve les partisans d’une politique ancrée dans le localisme, où l’accent est mis sur l’action directe et l’horizontalité des structures de décision. Ces activistes privilégient les communautés de base, les mouvements sociaux spontanés et les initiatives citoyennes qui cherchent à opérer des changements immédiats à petite échelle, souvent dans une optique de résistance contre les intrusions du capitalisme dans la vie quotidienne.

De l’autre côté du spectre, se trouve un courant émergent qui prône une approche accélérationniste. Cette vision est radicalement différente, car elle favorise l’adoption de la modernité avec toutes ses complexités, globalités et avancées technologiques. Les accélérationnistes de gauche soutiennent que pour contrer efficacement les dynamiques du capitalisme mondialisé, il ne suffit pas de se replier sur des actions locales ou temporaires. Ils critiquent la tendance à créer des « zones autonomes temporaires » ou des micro-projets qui, bien qu’impactants localement, ne parviennent pas à adresser ou modifier les structures capitalistes profondes et leurs répercussions systémiques à l’échelle mondiale.

Les défenseurs de l’accélérationnisme de gauche argumentent que les petits bastions de résistance au capitalisme, tout en étant symboliquement significatifs, échouent souvent à provoquer des changements durables et profonds. Selon eux, ces approches ne font qu’esquiver les véritables problèmes systémiques globaux et sont, en conséquence, vouées à l’échec face aux forces omniprésentes et tout-puissantes du marché global. Ils plaident pour une refonte radicale de l’approche à la politique, une qui non seulement reconnaît mais embrasse pleinement les outils et les méthodes offerts par la technologie et la mondialisation pour transformer le système de l’intérieur.

Cela implique de repenser la manière dont la politique de gauche peut utiliser les technologies avancées et les stratégies globales pour remodeler les fondements économiques et sociaux du capitalisme. L’idée est de subvertir et de rediriger les forces du marché, non pas pour les annihiler, mais pour les réorienter vers des fins qui favorisent la justice sociale, l’équité économique et la durabilité écologique. L’accélérationnisme, dans ce contexte, devient un appel à une stratégie proactive, cherchant à accélérer et intensifier certaines dynamiques capitalistes afin de catalyser des transformations radicales, plutôt que de simplement s’y opposer ou de les ralentir.

Cette dichotomie au sein de la gauche souligne un débat plus large sur l’efficacité et la direction des stratégies politiques dans un monde de plus en plus interconnecté et technologiquement avancé. Elle pose la question de savoir si les objectifs à long terme de transformation sociale peuvent être atteints par des moyens strictement locaux et décentralisés, ou si une approche plus englobante et systémique, exploitant les outils de la modernité, est nécessaire.

Origines et philosophie de l’accélérationnisme

L’accélérationnisme, en tant que courant théorique, a pris forme dans un contexte de critique profonde des dynamiques capitalistes actuelles. Sa philosophie centrale a été éloquemment formulée dans le « Manifeste accélérationniste » de 2014, rédigé par Alex Williams et Nick Srnicek. Le document est une réponse directe à la crise économique globale et à la perception que les réponses traditionnelles de la gauche ne suffisent plus à contrer efficacement ou à transformer les structures du capitalisme avancé.

Le manifeste propose non pas de rejeter ou de démanteler le capitalisme par des moyens traditionnels de résistance, mais plutôt d’utiliser sa dynamique inhérente et ses forces de développement technologique pour dépasser ses propres limites. Selon Williams et Srnicek, le capitalisme a engendré des technologies et des capacités organisationnelles qui, bien que sous-utilisées ou mal appliquées sous les régimes actuels, pourraient être repensées et redéployées pour ouvrir des voies vers un avenir post-capitaliste. Ils suggèrent ainsi de pousser ces mécanismes à leurs extrêmes, non pour accélérer la destruction, mais pour transcender les contraintes économiques, sociales et écologiques imposées par le système lui-même.

Cette approche se distingue nettement de ce que l’on pourrait appeler l’accélérationnisme de droite, une tendance qui cherche également à exploiter les capacités du capitalisme mais sans la critique ou la vision transformationnelle que propose l’accélérationnisme de gauche. L’accélérationnisme de droite se concentre sur l’intensification des dynamiques capitalistes telles que la dérégulation, la mondialisation et l’augmentation de l’efficacité du marché, souvent au détriment de la justice sociale et sans considération pour les réformes structurelles nécessaires pour adresser les inégalités croissantes.

L’idée d’utiliser les outils du capitalisme pour le transcender est enracinée dans une analyse marxiste du développement historique, où les contradictions internes du capitalisme sont vues comme des moteurs potentiels de changement radical. Cela s’aligne avec la pensée de Karl Marx qui, dans certains de ses écrits, suggérait que les forces de production capitalistes pourraient éventuellement créer les conditions de leur propre dépassement. L’accélérationnisme de gauche adopte cette logique, envisageant un futur où la technologie et l’automatisation pourraient libérer les humains du travail aliénant et inaugurer une nouvelle ère de liberté et d’abondance.

En somme, le manifeste accélérationniste ne se contente pas de critiquer le capitalisme ; il propose une stratégie audacieuse pour le dépasser en exploitant ses propres forces. Cette philosophie appelle à une réévaluation radicale de la manière dont la technologie et la progression économique sont dirigées et utilisées, suggérant qu’une transformation véritablement révolutionnaire est possible non pas en dehors, mais à travers une hyper-exploitation critique des structures capitalistes existantes.

Propositions radicales et exemples pratiques

Dans le sillage de la pensée économique moderne, des figures telles que John Maynard Keynes avaient anticipé un futur où le progrès technologique et une meilleure gestion des ressources économiques permettraient une réduction significative du temps de travail. Keynes imaginait une société où les gains de productivité libéreraient les individus des longues heures de labeur, ouvrant la voie à plus de loisirs et à une meilleure qualité de vie. Cependant, contrairement à ces prévisions optimistes, la réalité s’est avérée tout autre : le travail a non seulement continué à occuper une place centrale dans la vie des individus, mais il a également envahi leur sphère privée, érodant la distinction entre vie personnelle et obligations professionnelles.

Face à ce constat, l’accélérationnisme propose une approche radicale : plutôt que de simplement chercher à réduire le temps de travail dans le cadre existant, ce courant suggère de rediriger complètement les forces productives du capitalisme vers des objectifs communs qui libéreraient les individus de la contrainte du travail permanent. L’idée est de transformer le rôle du travail dans la société, en utilisant les avancées technologiques non pour maximiser les profits dans un cadre capitaliste, mais pour augmenter le temps de loisir et la liberté individuelle.

En Europe, plusieurs initiatives peuvent être vues comme des applications pratiques de l’idéologie accélérationniste. Par exemple, en Scandinavie, des programmes gouvernementaux ont exploré des modèles de travail réduit, comme la semaine de travail de quatre jours, dans le but de mieux répartir le travail disponible, d’augmenter la productivité et d’améliorer le bien-être général. Ces expériences visent à démontrer comment des ajustements structurels dans les horaires de travail peuvent contribuer à une meilleure balance vie-travail, tout en maintenant ou en augmentant la productivité grâce à une utilisation plus efficace des technologies modernes.

Dans un autre registre, des villes comme Amsterdam et Barcelone ont exploré des initiatives de « smart city » qui intègrent des technologies avancées pour optimiser les services urbains et réduire l’empreinte écologique des villes. Ces projets utilisent des données massives et l’intelligence artificielle pour gérer tout, des flux de trafic aux systèmes de gestion des déchets, libérant ainsi des ressources humaines pour des tâches plus créatives et moins répétitives.

Sur le plan économique, des mesures accélérationnistes ont été proposées pour contrer la stagnation par des investissements massifs dans des secteurs technologiques innovants, notamment les énergies renouvelables et les infrastructures vertes. L’objectif est de stimuler la croissance par l’innovation tout en répondant aux défis urgents du changement climatique. Ces stratégies suggèrent que le déploiement accéléré de technologies vertes peut non seulement revitaliser des économies en berne mais également contribuer à une transition écologique nécessaire pour atteindre la durabilité à long terme.

Ces exemples illustrent comment les principes de l’accélérationnisme peuvent être mis en pratique pour remodeler les politiques économiques et sociales. En redéfinissant l’utilisation de la technologie dans un cadre progressiste, l’accélérationnisme ne cherche pas simplement à ajuster les paramètres du capitalisme, mais à repenser de manière fondamentale la manière dont les sociétés organisent le travail, la production et la consommation dans une ère de possibilités technologiques expansives.

Critiques et débats autour de l’accélérationnisme

Bien que l’accélérationnisme propose une vision innovante et radicale pour repenser et transformer la société capitaliste, ce courant n’est pas exempt de critiques et de controverses. Ces réserves proviennent de divers horizons idéologiques, chacun mettant en lumière des préoccupations distinctes qui alimentent un débat riche et complexe.

Du côté de la gauche traditionnelle, il existe une inquiétude significative que l’accélérationnisme, malgré ses intentions de subversion, puisse involontairement renforcer les structures capitalistes qu’il cherche à dépasser. Cette critique s’appuie sur l’argument que l’utilisation des mécanismes du capitalisme — tels que l’intensification des forces de production et l’innovation technologique — pourrait finalement aboutir à une consolidation plutôt qu’à une disruption du système. Les sceptiques craignent que cette approche ne mène à une forme de capitalisme encore plus dérégulé, où les inégalités et l’exploitation pourraient s’aggraver sous le couvert de l’innovation.

Des voix conservatrices expriment également des préoccupations, mettant en garde contre l’instabilité sociale que pourraient engendrer des changements trop rapides induits par une politique accélérationniste. Ils arguent que l’accélération des processus économiques et technologiques sans les garde-fous appropriés pourrait déstabiliser les institutions sociales, entraîner une perte d’emplois massives due à l’automatisation sans transition adéquate, et exacerber les tensions sociales au sein des communautés qui pourraient se sentir dépassées par un tel rythme de changement.

Des philosophes contemporains comme Slavoj Žižek et Benjamin Noys ont également exprimé leurs réserves sur l’accélérationnisme. Žižek, par exemple, a questionné la capacité de l’accélérationnisme à véritablement subvertir le capitalisme, suggérant que cette approche pourrait simplement reproduire les logiques capitalistes sous une forme plus extrême. Benjamin Noys, qui a introduit le terme « accélérationnisme » pour critiquer certaines tendances de la théorie contemporaine, met en doute l’efficacité de cette stratégie pour aboutir à des changements positifs. Noys critique l’idée qu’une intensification des dynamiques capitalistes puisse conduire à autre chose qu’à plus de capitalisme, soulignant un manque de considération pour les possibles dégâts humains et environnementaux qui pourraient en résulter.

Ces critiques et préoccupations forment le cœur d’un débat animé sur la validité et la viabilité de l’accélérationnisme en tant que stratégie politique et sociale. Elles poussent les partisans de l’accélérationnisme à affiner leurs arguments et à développer des modèles plus nuancés et peut-être plus pragmatiques pour la mise en œuvre de leurs idées. De même, elles encouragent tous les acteurs concernés à reconsidérer les moyens par lesquels la transformation sociale peut être envisagée et réalisée dans un contexte global en mutation rapide.

Positionnement par rapport à d’autres courants de gauche

L’accélérationnisme se distingue de manière significative au sein du spectre des idéologies de gauche, notamment par son approche unique vis-à-vis de la technologie, de la modernité et des structures capitalistes. Alors que les autres mouvements de gauche comme le socialisme démocratique, l’anarchisme, et le marxisme traditionnel adoptent des approches souvent critiques envers les aspects du capitalisme moderne, en particulier sa composante technologique, l’accélérationnisme propose de les embrasser et de les repousser à leurs extrêmes pour catalyser des changements sociaux.

Le socialisme démocratique tend à se concentrer sur la régulation du capitalisme, l’introduction de réformes sociales progressives, et la redistribution de la richesse à travers les mécanismes de l’État. Ce courant prône souvent un renforcement des protections sociales, une augmentation de la propriété publique ou collective des moyens de production, et une démocratisation plus profonde des processus politiques et économiques. Contrairement à l’accélérationnisme, le socialisme démocratique cherche à modérer les excès du capitalisme plutôt qu’à utiliser ses outils pour le transcender ou le dépasser.

L’anarchisme, avec sa méfiance envers toute forme de pouvoir centralisé et sa valorisation de l’autogestion, la décentralisation, et la dissolution des structures étatiques, représente une approche radicalement différente. Les anarchistes pourraient critiquer l’accélérationnisme pour son potentiel à renforcer technocratiquement les structures de pouvoir existantes, plutôt que de les dissoudre. L’accélérationnisme, en misant sur des avancées technologiques massives, pourrait sembler incompatible avec l’approche plus communautaire et égalitaire préconisée par l’anarchisme.

Karl Marx – Photo by Roger Viollet Collection/Getty Images.

Quant au marxisme traditionnel, il se concentre sur l’analyse des conflits de classe sous le capitalisme et sur les moyens de parvenir à une société communiste par des étapes de transformation révolutionnaire, incluant souvent la lutte des classes comme moteur du changement. Le marxisme peut voir dans l’accélérationnisme une sous-estimation des contradictions de classe, car ce dernier propose plutôt de catalyser le changement en poussant le capitalisme à ses limites technologiques et productives, sans nécessairement passer par une lutte des classes organisée.

Ce qui rend l’accélérationnisme particulièrement distinctif, c’est sa révolution conceptuelle qui propose de repenser radicalement notre rapport au travail et à la production. En valorisant les potentialités libératrices de la technologie avancée, l’accélérationnisme envisage une réorganisation de l’économie et de la société qui pourrait, en théorie, dépasser les limites actuelles imposées par le capitalisme, non en le rejetant, mais en accélérant et en détournant ses dynamiques intrinsèques. Cette approche se veut une réponse à la stagnation perçue de la gauche traditionnelle, cherchant à utiliser les forces du marché et les innovations technologiques pour créer une société post-capitaliste qui conserve les bénéfices de l’efficacité capitaliste tout en éliminant ses inégalités.

L’accélérationnisme, en tant que courant de pensée, ouvre de nouvelles voies de réflexion pour la gauche et la société dans son ensemble. En s’attaquant aux problématiques complexes et en repensant radicalement les structures capitalistes existantes, il propose une stratégie audacieuse pour anticiper et modeler l’avenir. Cette approche ne cherche pas seulement à remédier aux symptômes du capitalisme mais vise à utiliser ses dynamiques inhérentes pour transcender ses limites, offrant ainsi une vision novatrice et potentiellement transformative. Toutefois, l’accélérationnisme suscite aussi des débats vigoureux et des critiques substantielles, soulignant la nécessité d’un examen critique continu de ses propositions et de ses impacts. Par conséquent, bien qu’il présente des risques et des défis, l’accélérationnisme stimule le dialogue et l’innovation dans les stratégies politiques, encourageant tous les acteurs à envisager des alternatives audacieuses pour un futur incertain mais riche de possibilités.

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