©Dominique Duchesnes/Le Soir.

Pourquoi ne travaillons-nous pas 15 heures par semaine comme prévu au siècle dernier ?

19 mai 2024

En 1930, l’économiste visionnaire John Maynard Keynes prédisait qu’à l’avenir, les avancées technologiques permettraient aux travailleurs de n’avoir à travailler que 15 heures par semaine, grâce à des gains de productivité sans précédent. Dans le contexte d’un optimisme technologique, Keynes imaginait un monde où le progrès industriel et scientifique réduirait considérablement le temps consacré au travail, laissant plus de temps libre pour les loisirs et le développement personnel. Pourtant, près d’un siècle plus tard, cette prédiction reste éloignée de notre réalité quotidienne.

Évolution des consommations et des désirs

Depuis la prédiction de John Maynard Keynes, les besoins matériels et les désirs des consommateurs ont considérablement évolué. Au milieu du 20ème siècle, l’industrialisation et l’urbanisation ont transformé les modes de vie, augmentant les besoins en biens de consommation. Les innovations technologiques ont accéléré cette évolution, introduisant de nouveaux produits et services qui ont rapidement été adoptés par les ménages.

La montée en puissance de l’électronique grand public, par exemple, a créé des marchés pour des produits qui n’existaient pas auparavant, comme les téléviseurs, les ordinateurs personnels, et plus récemment, les smartphones et les tablettes. Chaque nouvelle technologie a généré une demande croissante, non seulement pour le produit lui-même, mais aussi pour les services et accessoires associés. Cette spirale de consommation a été alimentée par des innovations continues, rendant les produits obsolètes plus rapidement et incitant les consommateurs à acheter les dernières nouveautés.

En outre, l’évolution des besoins matériels a également été influencée par les améliorations des infrastructures et des services publics, qui ont rehaussé les attentes des consommateurs en matière de confort et de commodité. Ainsi, pour satisfaire ces besoins croissants, il a été nécessaire de maintenir, voire d’augmenter, le volume de travail et la production économique.

Les nouvelles technologies et la publicité ont joué un rôle crucial dans l’expansion des désirs et des attentes des consommateurs. Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, la publicité est devenue un moteur puissant de la consommation. Les médias de masse, tels que la télévision et plus récemment Internet, ont permis aux entreprises de promouvoir efficacement leurs produits auprès d’un large public, créant des désirs nouveaux et souvent artificiels.

La publicité ne se contente pas de répondre aux besoins existants ; elle en crée de nouveaux. Les campagnes publicitaires sophistiquées exploitent les aspirations et les insécurités des consommateurs, les persuadant que posséder tel ou tel produit améliorera leur qualité de vie ou leur statut social. Cette manipulation des désirs a conduit à une culture de la consommation où l’achat de biens est souvent perçu comme une voie vers le bonheur et la réalisation personnelle.

L’impact de cette expansion des désirs sur le temps de travail est significatif. Pour pouvoir se permettre les nombreux produits et services qui sont désormais considérés comme indispensables, les individus doivent souvent travailler plus longtemps. L’augmentation du niveau de vie a entraîné une augmentation proportionnelle des attentes et des besoins financiers, rendant la réduction du temps de travail de plus en plus difficile à réaliser.

Inégalités économiques et distribution des gains de productivité

L’une des raisons principales pour lesquelles la réduction du temps de travail prédite par Keynes ne s’est pas réalisée est la répartition inégale des gains de productivité. Au cours du 20ème siècle et au début du 21ème siècle, les avancées technologiques ont considérablement augmenté la productivité du travail. Cependant, ces gains ont souvent été captés par les propriétaires du capital plutôt que répartis équitablement entre les travailleurs.

Les propriétaires d’entreprises et les actionnaires ont bénéficié de la majorité des profits générés par l’augmentation de la productivité, tandis que les salaires des travailleurs n’ont pas suivi la même courbe de croissance. Par exemple, selon une étude de l’Economic Policy Institute, la productivité des travailleurs américains a augmenté de 72,2% entre 1973 et 2014, tandis que le salaire horaire médian n’a augmenté que de 9,2% au cours de la même période. Cette concentration des richesses a conduit à une stagnation des salaires pour la majorité des travailleurs, les obligeant à maintenir, voire augmenter, leur temps de travail pour maintenir leur niveau de vie.

La capture des gains de productivité par une petite élite économique a également exacerbé les inégalités de revenus et de richesse. Les travailleurs n’ont pas bénéficié des mêmes augmentations de revenus que les dirigeants d’entreprise et les investisseurs, ce qui a renforcé le besoin de travailler plus longtemps pour compenser cette disparité économique.

En l’absence de mécanismes efficaces de redistribution des gains de productivité, la promesse de Keynes d’une semaine de travail de 15 heures reste une chimère. Les politiques économiques mises en place dans de nombreux pays n’ont pas favorisé une redistribution équitable des bénéfices du progrès technologique. Les systèmes fiscaux, par exemple, ont souvent favorisé les plus riches avec des réductions d’impôts pour les entreprises et les hauts revenus, tandis que les dépenses sociales et les programmes de soutien aux travailleurs ont été réduits.

Cette absence de redistribution a maintenu une pression constante sur les travailleurs pour qu’ils augmentent leur temps de travail afin de compenser l’absence de soutien économique. De plus, les politiques néolibérales adoptées dans de nombreux pays ont favorisé la flexibilité du marché du travail et la dérégulation, ce qui a souvent conduit à une précarisation de l’emploi et à une diminution des avantages sociaux. Les travailleurs, confrontés à une instabilité économique croissante, ont été contraints de travailler plus pour sécuriser leur avenir financier.

En outre, le manque de soutien aux initiatives de réduction du temps de travail, telles que les politiques de congés payés prolongés ou les semaines de travail réduites, a également empêché une adoption généralisée de ces pratiques. Les exemples de pays comme la France, qui ont tenté d’introduire une semaine de travail de 35 heures, montrent que sans un soutien politique et économique robuste, ces initiatives peuvent être difficiles à maintenir et à généraliser.

Pressions sociales et culturelles

Dans de nombreuses sociétés, le travail n’est pas simplement un moyen de subsistance, mais un élément central de l’identité personnelle et du statut social. Cette valorisation du travail trouve ses racines dans des traditions culturelles et sociales profondes. Le statut social et la reconnaissance professionnelle sont souvent liés à la profession et à la réussite au travail. Les carrières prestigieuses et les succès professionnels sont valorisés, et cette valorisation se traduit par des longues heures de travail et une forte implication professionnelle.

Les normes sociales renforcent cette perception en valorisant les individus qui démontrent un dévouement au travail et une capacité à réussir dans leur carrière. Par exemple, les cadres et les professions libérales, souvent associés à un haut statut social, sont également ceux où les longues heures de travail sont courantes et considérées comme un signe de succès. Cette perception est largement diffusée par les médias, les institutions éducatives et même les politiques gouvernementales, qui encouragent souvent le travail acharné comme une voie vers le succès personnel et la contribution à la société.

L’éthique protestante du travail, telle qu’elle a été théorisée par Max Weber, a également eu une influence significative sur la valorisation du travail acharné dans les sociétés occidentales. Selon Weber, l’éthique protestante valorise le travail diligent, la frugalité et la discipline, des traits considérés comme des vertus morales et des signes d’élection divine. Cette philosophie a profondément imprégné la culture du travail dans les pays influencés par le protestantisme, où le travail acharné est perçu non seulement comme une nécessité économique, mais aussi comme une obligation morale.

Au-delà de l’éthique protestante, d’autres philosophies et traditions valorisent également le travail. Par exemple, le confucianisme en Asie valorise le dévouement au travail et à la famille, tandis que le capitalisme moderne encourage une culture de performance et de compétition où le succès économique est souvent mesuré par la productivité et l’accumulation de richesse.

Cette valorisation du travail acharné crée une résistance culturelle à l’idée de réduire le temps de travail. Même face à des gains de productivité significatifs, l’idée de travailler moins est souvent perçue comme une menace à l’identité personnelle et au statut social. De plus, les entreprises et les gouvernements, influencés par ces normes culturelles, hésitent à adopter des politiques de réduction du temps de travail, craignant une diminution de la compétitivité économique et de la performance.

Progrès Technologique et Marché du Travail

Le progrès technologique a considérablement intensifié la concurrence sur le marché du travail. Les innovations technologiques ont permis aux entreprises de produire plus rapidement et à moindre coût, augmentant ainsi la compétitivité. Cependant, cette intensification de la concurrence a également eu pour conséquence d’accroître les exigences de productivité des travailleurs. Les entreprises, cherchant à maintenir leur avantage compétitif, imposent souvent des objectifs de performance élevés, ce qui se traduit par des heures de travail prolongées et une pression accrue sur les employés.

@ M’Tech

Les technologies de l’information et de la communication, en particulier, ont transformé les environnements de travail en permettant une connectivité constante et une disponibilité continue. Cela a brouillé les frontières entre la vie professionnelle et personnelle, rendant difficile la déconnexion complète du travail. Les employés sont souvent attendus pour être réactifs même en dehors des heures de travail traditionnelles, ce qui contribue à l’augmentation du temps de travail global. En outre, la mondialisation, facilitée par ces technologies, a intensifié la concurrence internationale, forçant les entreprises à opérer à des niveaux de productivité toujours plus élevés pour rester viables sur le marché mondial.

La nature des emplois et des carrières a également évolué avec l’augmentation des professions de services et des compétences spécifiques. Au fur et à mesure que les économies se sont développées, il y a eu un déplacement des secteurs manufacturiers vers les secteurs des services, où les emplois nécessitent souvent des compétences spécialisées et une formation continue. Cette évolution a entraîné une diversification des types d’emplois et des attentes en matière de flexibilité et de disponibilité des travailleurs.

Les emplois dans les services professionnels, la technologie, et d’autres secteurs de haute compétence nécessitent souvent une implication continue et un engagement significatif en temps pour suivre les avancées et rester compétitifs. La demande de compétences spécialisées et la nécessité d’une formation continue prolongent également les heures de travail, car les employés doivent non seulement accomplir leurs tâches quotidiennes, mais aussi investir du temps dans le développement professionnel. Les carrières deviennent ainsi plus dynamiques et exigeantes, nécessitant un engagement plus important de la part des travailleurs.

En outre, la gig economy a introduit une nouvelle forme de travail flexible mais souvent précaire. Les travailleurs indépendants et les contractuels doivent souvent travailler de longues heures pour compenser l’absence de stabilité et de sécurité de l’emploi, ce qui accentue encore la longueur du temps de travail pour de nombreux individus. Cette flexibilité perçue comme un avantage peut rapidement se transformer en une nécessité de surtravail pour maintenir un revenu stable.

@ Les Échos

Cadres réglementaires et politiques du travail

Les politiques publiques et les réglementations du travail jouent un rôle crucial dans la détermination du temps de travail. Historiquement, des réformes telles que la réduction de la semaine de travail à 40 heures et l’instauration de congés payés ont été mises en place pour améliorer les conditions de travail. Cependant, depuis plusieurs décennies, il y a un manque de nouvelles réformes significatives visant à réduire davantage le temps de travail.

Les politiques actuelles tendent à favoriser la flexibilité du marché du travail, souvent au détriment de la sécurité de l’emploi et des heures de travail raisonnables. Par exemple, l’émergence des contrats à durée déterminée, du travail temporaire et des contrats zéro heure au Royaume-Uni montre une tendance vers une flexibilité accrue qui ne bénéficie pas nécessairement aux travailleurs en termes de réduction du temps de travail. En outre, les réformes du marché du travail dans certains pays, comme la loi Hartz en Allemagne, ont encouragé des formes de travail précaires plutôt qu’une réduction généralisée du temps de travail.

Le manque de soutien politique pour des initiatives telles que la semaine de quatre jours ou la réduction des heures de travail par semaine démontre une réticence à adopter des politiques favorables aux travailleurs. En revanche, des pays comme la France ont tenté de mettre en place des réformes comme la semaine de travail de 35 heures, mais ces initiatives ont souvent rencontré une résistance politique et économique, limitant leur impact.

Les récessions et les crises économiques ont un impact significatif sur la sécurité de l’emploi et le temps de travail. En période de crise, les entreprises cherchent à réduire les coûts pour survivre, ce qui se traduit souvent par des licenciements, des réductions d’heures de travail et une précarisation accrue des conditions de travail. La crise financière de 2008 et la récente pandémie de COVID-19 en sont des exemples marquants.

Lors de ces périodes de récession, la priorité des gouvernements et des entreprises est souvent de maintenir l’emploi à tout prix, plutôt que de se concentrer sur la réduction du temps de travail. Les travailleurs, confrontés à l’insécurité économique, acceptent des conditions de travail plus précaires et des heures supplémentaires pour assurer leur subsistance. Cette situation renforce la tendance à travailler plus, plutôt qu’à réduire le temps de travail comme l’avait envisagé Keynes.

La stabilité économique est essentielle pour permettre une réduction du temps de travail. Les périodes de croissance économique soutenue, comme les Trente Glorieuses, ont permis des avancées significatives dans les droits des travailleurs et la réduction des heures de travail. En revanche, les périodes de crise économique mettent en évidence la fragilité des gains réalisés et la difficulté de mettre en œuvre des réformes favorisant un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle.

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