Gabriel Malek : « la décroissance permettrait d’apaiser les tensions sociales”

28 avril 2024

Pour mieux comprendre les enjeux liés à la décroissance, nous avons interviewé Gabriel Malek, président de l’association Alter Kapitae. Celle-ci s’est donnée pour objectif de trouver de nouvelles conceptions de la richesse et du bonheur, notamment grâce à un outil clé : la décroissance prospère.

Quels sont les principaux défis ou obstacles à la mise en œuvre de la décroissance dans un système économique basé sur la croissance continue ?

« La performance dans le système économique dans lequel nous vivons est basée sur le fait de faire croître le capital financier. Ainsi, les différentes organisations telles les entreprises, les collectivités territoriales ou même l’État sont en constante recherche de croissance afin de respecter leurs prévisions. Cette démarche propre au capitalisme néolibéral a pour effet délétère de pousser à toujours plus d’exploitation ce qu’on appelle les capitaux naturels (le vivant) et les capitaux sociaux (nous) pour croître toujours plus. Par l’inversement des priorités qu’elle implique, la décroissance n’est juste pas compatible avec un tel modèle. L’obstacle principal à la mise en place de la décroissance est le logiciel même sur lequel est bâti notre modèle économique, qui pousse toutes les entreprises à se concurrencer pour croître et innover en permanence pour éviter de mettre la clé sous la porte. Ainsi le grand défi de la décroissance, c’est le changement de paradigme économique en mettant fin au capitalisme pour faire advenir un système nouveau. Cependant, si ce changement a pour but de bénéficier à la majorité de la population, il nuirait aux intérêts financiers des grands actionnaires tels les propriétaires de LVMH ou les fonds de pension comme Black Rock. Or, l’influence politique étant bien souvent corrélé à la puissance financière — par l’achat de média par exemple — l’obstacle de ces intérêts particuliers est de taille.« 

Quels seraient les impacts de la décroissance sur les niveaux d’emploi et sur le bien-être économique des individus ?

« A partir d’un certain niveau de développement économique, l’augmentation du PIB et celle du bonheur ne sont plus corrélées. C’est bien sûr le cas d’un pays riche comme la France dans lequel la croissance ne sert plus à la vaste majorité de la population mais à une minorité de privilégiés qui détruisent le vivant au passage. La décroissance, si elle est planifiée dans un souci de juste répartition des richesses, permettrait de donner du sens au travail, de libérer du temps pour les loisirs, de protéger notre environnement et d’apaiser les tensions sociales exacerbées par les inégalités criantes. La décroissance exige en effet la sortie d’une vision productiviste du travail pour se concentrer sur des emplois à forte utilité sociale dans un souci de défense du bien commun et non de quelques intérêts privés minoritaires comme c’est le cas de nos jours.« 

Comment la décroissance pourrait-elle affecter la consommation, les modes de production et les modèles économiques actuels ?

« Telle qu’explicitée plus haut, la décroissance c’est se poser avant tout la question de l’utilité de ce qui est produit. Il faut donc à travers des initiatives citoyennes et territoriales définir ce qui est utile socialement, et ensuite demander aux entreprises de le produire dans un strict respect des limites planétaires. Ce qui est profondément remis en cause ici, dans la continuité de la loi Pacte de 2019, c’est la liberté d’entreprendre. Au lieu de rester dans le paradigme néolibéral actuel qui de manière hypocrite appelle à des changements des comportements des consommateurs — alors que ces derniers sont bombardés en permanence de publicité qui créent des besoins superflus — à travers les petits gestes, la décroissance appelle à une responsabilisation des entreprises dès la production.« 

Quels sont les secteurs ou les domaines spécifiques qui pourraient être les plus touchés, positivement ou négativement, par une transition vers la décroissance ?

« Contrairement aux caricatures que les néolibéraux font de la décroissance, il ne s’agit évidemment pas de réduire la taille de tous les secteurs économiques. Si dans son ensemble le PIB doit baisser pour nous permettre de retrouver un équilibre avec le vivant, certains secteurs économiques vont en effet croître dans un monde décroissant. Il est complexe de répondre à cette question, car la question de l’utilité doit bien souvent être tranchée à un niveau territorial comme dit plus haut. Cependant je ne crois pas trop m’avancer en disant que les secteurs qui vont connaître une brutale décrue sont les suivants : aviation, cosmétiques, constructeurs automobiles, technologie de divertissements — par exemple le Métavers — etc. Au contraire les secteurs qui sont au coeur de la transition écologiques et de la paix sociale vont croître : la santé, l’agriculture ou encore les technologies low-tech ou bien high tech lorsque cela a une vraie utilité — par exemple la télémédecine.« 

Comment les politiques publiques pourraient-elles soutenir ou faciliter la transition vers une économie de décroissance ? Est-ce possible ? Quelles mesures seraient nécessaires pour encourager ce changement ?

« Ce qui entraîne la catastrophique situation actuelle qui voit la quête de croissance insatiable des grandes multinationales détruire le lien social et le vivant, c’est justement le retrait de l’État depuis les années 1980. Les politiques publiques sont vitales pour planifier la décroissance, que ce soit au niveau de l’État ou des collectivités territoriales. Sans un service public revigoré, et des pouvoirs publics qui jouent enfin leur rôle de régulation et de planification, il est impossible de parvenir à une décroissance. Car c’est bien au public que revient de fixer ce qui relève du bien commun. Pour permettre un tel changement, il faudrait donner beaucoup plus de pouvoirs aux citoyens dans notre système politique, notamment au niveau territorial, afin de renforcer sa légitimité à planifier la décroissance. Il faut ensuite un État qui accepte de faire enfin du protectionnisme pour protéger les bonnes pratiques françaises. Par exemple, comment peut-on penser que nos agriculteurs peuvent produire du bio si leurs produits sont concurrencés par des produits de basse qualité et peu cher venus de l’étranger ?« 

Quel rôle jouerait la redistribution des richesses et des ressources dans un modèle de décroissance économique ?

« D’une certaine manière, c’est la finitude des ressources naturelles qui a fait revenir l’humain à la raison en mettant un terme aux rêves d’hubris qui justifiaient hier encore que certains accaparent des milliards pendant que d’autres dorment dans la rue. La décroissance implique forcément une réduction du gâteau et donc la répartition des richesses pour que chacun puisse satisfaire ses besoins fondamentaux et ses loisirs. En plus d’être nécessaire dans un monde en décroissance, cette répartition des richesses est désirable en s’inscrivant dans la continuité de la lutte des classes. Si l’idée n’est pas de créer un système communiste, réduire drastiquement les inégalités permettait d’apaiser la société et de sortir de cette logique brutale de concurrence de tous contre tous.« 

Comment la décroissance pourrait-elle aider à régler les problématiques environnementales telles que le changement climatique et l’épuisement des ressources naturelles ?

« Comme l’ont montré les scientifiques, et tel que Timothée Parrique l’a très bien résumé dans son ouvrage, le découplage entre croissance économique et destruction des ressources naturelles / émission de gaz à effet de serre est impossible. Loin de certains concepts creux ou du greenwashing, ce qui est certain c’est que croître c’est utiliser des ressources naturelles limitées — par exemple les minerais pour la transition énergétique — détruire les sols et émettre du CO2. Ainsi la décroissance est la seule solution pour régler les problématiques environnementales. Outre cet enjeu technique, il faut bien comprendre que la décroissance c’est aussi une philosophie de vie qui lutte contre les dominations en général — pas d’exploitation du vivant, pas de patriarcat, pas de racisme, pas de colonisation — etc. Ce rejet de l’exploitation brutale permet d’imaginer un rapport tout autre à la biodiversité.« 

Quelles sont les alternatives à la décroissance ? Quelles sont les autres approches économiques possibles pour un avenir plus durable ?

« La seconde grande approche qui permet effectivement de se projeter dans un avenir désirable c’est ce qu’on appelle la post-croissance. Mais elle n’est en rien contradictoire avec la décroissance, puisque qu’elle est l’étape qui suivra la décrue une fois que notre modèle sera de nouveau soutenable. Qu’est ce que la post-croissance ? C’est une économie dans laquelle les indicateurs macro (notamment le PIB) et les indicateurs micro (notamment la comptabilité en entreprise) ont été remplacés par de nouveaux indicateurs qui mettent au cœur de la richesse la justice sociale et la protection du vivant. Pour les indicateurs micro, je conseille de regarder ce que fait la chaire de comptabilité écologique avec la méthode CARE. Pour les indicateurs macro, je préconise les travaux de l’institut Veblen. La post-croissance est en tout cas une voie de recherche extrêmement enthousiasmante car elle permet d’envisager un avenir prometteur, et c’est d’ailleurs pour cela que l’association Alter Kapitae que je préside parle de décroissance prospère.« 

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