Mark Zuckerberg - Photo by ROBERTO SCHMIDT / AFP)

GAFAM : des alliés inattendus de l’autocratie mondiale ?

31 août 2024

Les réseaux sociaux, autrefois célébrés comme les nouveaux moteurs de la démocratie, se sont transformés en puissants outils de contrôle et de manipulation. Bien qu’ils aient initialement donné une voix à ceux qui en étaient privés et facilité la mobilisation citoyenne à une échelle mondiale, une autre réalité inquiétante se dessine aujourd’hui : l’autocratie gagne du terrain à mesure que ces plateformes s’imposent dans nos vies quotidiennes.

L’illusion de la démocratie numérique

À l’origine, les réseaux sociaux représentaient une révolution dans la manière dont les citoyens pouvaient participer à la vie publique. En offrant une tribune accessible à tous, ces plateformes promettaient de renforcer la transparence, de donner la parole aux sans-voix, et de rapprocher les peuples des décisions politiques. Facebook, Twitter, et autres géants de la technologie étaient vus comme les champions d’une nouvelle ère démocratique, facilitant l’organisation de manifestations, le partage d’idées, et la lutte contre les régimes répressifs.

L’exemple le plus marquant de cette utopie numérique reste sans doute le rôle central des réseaux sociaux lors des Printemps arabes en 2011. Des milliers de citoyens, souvent jeunes, ont utilisé Facebook et Twitter pour coordonner des manifestations, partager des informations en temps réel, et attirer l’attention internationale sur leur lutte pour la liberté. Pendant un moment, il a semblé que ces plateformes allaient vraiment devenir les vecteurs d’une démocratie globale.

Mais cette vision idyllique s’est rapidement heurtée à une réalité plus sombre. Les régimes autoritaires, loin d’être dépassés par cette nouvelle technologie, ont rapidement appris à l’utiliser à leur avantage. Ils ont infiltré les réseaux sociaux, les utilisant pour surveiller les opposants, diffuser de la propagande, et manipuler l’opinion publique. En quelques années, les plateformes qui étaient censées promouvoir la démocratie ont commencé à servir les intérêts des régimes les plus répressifs du monde. En Russie, par exemple, le gouvernement de Vladimir Poutine a compris très tôt le potentiel des réseaux sociaux pour influencer non seulement sa propre population, mais aussi celles d’autres pays. Le Kremlin a déployé des armées de trolls et de bots pour diffuser de la désinformation, polariser l’opinion publique, et discréditer les opposants politiques, tant au niveau national qu’international. L’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 2016 est un exemple emblématique de cette stratégie, où des milliers de comptes fictifs ont été utilisés pour semer la discorde et manipuler les électeurs.

La Chine, quant à elle, a développé une approche différente mais tout aussi efficace. Le Parti communiste chinois n’a pas seulement censuré les contenus critiques sur les réseaux sociaux locaux comme WeChat et Weibo, mais il a également utilisé ces plateformes pour promouvoir la propagande d’État et surveiller les citoyens. Le gouvernement chinois a mis en place des systèmes sophistiqués pour surveiller les discussions en ligne et identifier les individus ou les groupes susceptibles de constituer une menace pour le régime. Le « Grande Muraille numérique », un système de censure et de surveillance numérique, illustre bien comment la Chine contrôle l’usage des réseaux sociaux pour maintenir son autorité.

En Turquie, le président Recep Tayyip Erdoğan a également su tirer parti des réseaux sociaux pour renforcer son contrôle sur la population. Bien que ces plateformes aient initialement été utilisées par les citoyens pour critiquer le gouvernement, Ankara a rapidement réagi en réprimant ces critiques par des arrestations, des censures, et en imposant de lourdes amendes aux entreprises technologiques qui refusaient de se conformer aux demandes du gouvernement. Erdoğan a également utilisé les réseaux sociaux pour diffuser sa propre propagande, marginaliser les opposants et solidifier son pouvoir, notamment après le coup d’État manqué de 2016.

L’Arabie Saoudite est un autre exemple frappant. Le gouvernement saoudien utilise les réseaux sociaux pour promouvoir une image modernisée du royaume tout en réprimant sévèrement toute forme de dissidence. L’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, critique du régime saoudien, a révélé comment Riyad se sert des réseaux sociaux pour traquer, harceler et, dans certains cas, éliminer ses opposants. Des armées de trolls pro-gouvernementaux sont régulièrement mobilisées pour contrôler le discours en ligne, tandis que des plateformes comme Twitter deviennent des outils de propagande pour le régime.

Enfin, l’Iran utilise également les réseaux sociaux de manière duale : d’une part, le gouvernement restreint sévèrement l’accès à certaines plateformes et surveille activement les activités en ligne des citoyens, et d’autre part, il s’en sert pour diffuser des messages de propagande et attaquer les opposants. Les Gardiens de la révolution ont été accusés de mener des campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux pour affaiblir les mouvements de protestation à l’intérieur du pays et influencer l’opinion publique internationale en faveur du régime.

Les Algorithmes : armes de manipulation massive

Au cœur de la transformation des réseaux sociaux en outils de contrôle, les algorithmes jouent un rôle fondamental. Conçus pour maximiser l’engagement des utilisateurs – c’est-à-dire le temps qu’ils passent sur la plateforme et les interactions qu’ils génèrent – ces algorithmes favorisent les contenus les plus susceptibles de provoquer des réactions émotionnelles fortes. En pratique, cela signifie que les publications polarisantes, extrêmes, voire choquantes, sont mises en avant par les systèmes de recommandation.

Ce phénomène a des conséquences désastreuses pour la qualité du débat public. Au lieu de promouvoir des discussions équilibrées et informées, les réseaux sociaux amplifient les discours les plus radicaux. Les théories du complot, les fausses informations, et les messages de haine se propagent plus rapidement et plus largement que les contenus plus modérés ou factuels. En créant des bulles de filtrage, où les utilisateurs sont exposés principalement à des contenus qui confortent leurs opinions préexistantes, les algorithmes contribuent à la polarisation de la société.

Les régimes autoritaires exploitent cette dynamique à leur avantage. En inondant les plateformes de contenus propagandistes et de désinformation, ils parviennent à semer la confusion, à diviser les populations, et à affaiblir les démocraties. Les élections sont une cible privilégiée de ces manipulations : des campagnes de désinformation sophistiquées sont menées pour influencer le vote, discréditer les candidats démocratiques, et légitimer les régimes autoritaires.

En 2016, l’élection présidentielle américaine a été marquée par une ingérence significative de la Russie, utilisant les réseaux sociaux comme armes de manipulation massive. Cette ingérence a pris plusieurs formes, mais elle a principalement reposé sur l’utilisation d’une armée de trolls, de bots automatisés et de comptes fictifs pour diffuser de la désinformation, semer la discorde et polariser l’électorat américain. Le but ultime était de saper la confiance dans le processus électoral, de créer des divisions au sein de la société américaine, et de favoriser indirectement la victoire de Donald Trump.

Des agences liées au gouvernement russe, notamment l’Internet Research Agency (IRA), ont été identifiées comme les principales entités derrière ces opérations. L’IRA a créé des milliers de faux comptes sur des plateformes comme Facebook, Twitter, et Instagram, se faisant passer pour des citoyens américains ordinaires ou des groupes politiques. Ces comptes diffusaient des contenus polarisants, notamment des messages racistes, xénophobes, ou anti-immigration, tout en attaquant les candidats démocrates, en particulier Hillary Clinton. Les messages étaient soigneusement conçus pour toucher les points sensibles de la société américaine, exploitant les fractures existantes sur des sujets tels que la race, la religion, et les droits des minorités.

L’ampleur de cette opération est stupéfiante : Facebook a estimé qu’environ 126 millions d’Américains avaient été exposés à du contenu créé par l’IRA entre 2015 et 2017. Sur Twitter, environ 36 000 bots liés à la Russie ont publié près de 1,4 million de tweets pendant la période électorale, touchant des millions d’utilisateurs. En parallèle, des documents volés aux démocrates par des hackers russes ont été publiés sur des plateformes comme WikiLeaks, ajoutant une autre couche à la campagne de désinformation.

Cette ingérence a eu des conséquences profondes sur le résultat de l’élection, bien que l’impact exact reste difficile à quantifier. Ce qui est certain, c’est que cette opération a révélé au monde entier la vulnérabilité des processus démocratiques face à la manipulation de l’information à l’ère numérique. Les autorités américaines ont depuis lors cherché à renforcer la sécurité des élections, mais l’épisode de 2016 reste un exemple puissant de la manière dont les réseaux sociaux peuvent être détournés pour des fins géopolitiques.

Le référendum sur le Brexit en 2016 est un autre exemple de la manière dont les campagnes de désinformation sur les réseaux sociaux peuvent influencer des décisions politiques majeures. Le vote en faveur du Brexit, qui a entraîné la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, a été marqué par une intense activité sur les réseaux sociaux, où la désinformation et les campagnes de peur ont joué un rôle crucial.

Des groupes pro-Brexit, tels que « Leave.EU », ont utilisé des méthodes similaires à celles observées lors de l’élection américaine. Ils ont exploité les données des utilisateurs pour cibler des publicités personnalisées, souvent trompeuses, sur des sujets tels que l’immigration, la souveraineté nationale, et les contributions financières à l’Union européenne. Des affirmations comme celle selon laquelle le Royaume-Uni enverrait 350 millions de livres par semaine à l’UE, argent qui pourrait être utilisé pour financer le NHS, ont été largement partagées sur les réseaux sociaux, malgré leur caractère mensonger.

Des preuves ont également émergé concernant l’implication d’acteurs russes dans la campagne du Brexit. Bien que l’ampleur de cette ingérence soit moins claire que dans le cas de l’élection américaine, des rapports ont indiqué que des milliers de comptes automatisés, liés à la Russie, ont diffusé des messages pro-Brexit avant le référendum. Ces messages visaient à accentuer les divisions au sein du Royaume-Uni, en amplifiant les débats sur l’immigration et en jouant sur les peurs et les incertitudes liées à l’avenir économique du pays.

Surveillance et contrôle : le nouveau pouvoir des GAFAM

L’autre face sombre des réseaux sociaux réside dans leur capacité de surveillance. Les plateformes collectent d’énormes quantités de données sur leurs utilisateurs : localisation, habitudes de navigation, interactions sociales, centres d’intérêt, et bien plus encore. Ces données sont ensuite utilisées pour créer des profils détaillés, qui permettent de prédire et d’influencer les comportements des utilisateurs.

Dans les régimes démocratiques, cette surveillance est souvent justifiée par des raisons commerciales : elle permet de cibler plus efficacement les publicités et d’offrir une expérience utilisateur personnalisée. Mais dans les régimes autoritaires, ces données deviennent des outils de répression. Les gouvernements peuvent utiliser les informations collectées par les réseaux sociaux pour surveiller les dissidents, identifier les opposants politiques, et même anticiper les mouvements de contestation.

Des exemples concrets de cette collaboration entre Big Tech et régimes autoritaires existent. En Chine, par exemple, les entreprises technologiques locales travaillent en étroite collaboration avec le gouvernement pour censurer les contenus critiques et surveiller les utilisateurs. De grandes entreprises occidentales, comme Google, ont également été critiquées pour avoir adapté leurs services aux exigences des régimes répressifs, par exemple en bloquant l’accès à certains sites ou en filtrant les résultats de recherche.

Face à ces dérives, les plateformes ont souvent choisi de rester passives, invoquant la défense de la liberté d’expression pour justifier leur inaction. Cette neutralité apparente est en réalité une forme de complicité, car elle permet aux discours extrêmes et à la désinformation de prospérer. Les décisions des Big Tech sont avant tout motivées par des considérations économiques : ce qui importe, c’est de maximiser l’engagement des utilisateurs, quel qu’en soit le coût pour la démocratie.

Cette quête de profit conduit à des choix qui favorisent la propagation de contenus polarisants et toxiques, au détriment de la qualité de l’information. Les entreprises préfèrent souvent ignorer les abus commis sur leurs plateformes plutôt que de risquer de perdre des utilisateurs ou des parts de marché. En laissant faire les algorithmes, elles deviennent les complices d’une dégradation progressive du débat public et d’une montée en puissance des régimes autoritaires.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer cette complicité. En Birmanie, par exemple, Facebook a été accusé de ne pas avoir réagi assez rapidement pour endiguer la propagation de discours de haine contre les Rohingyas, contribuant ainsi à une campagne de nettoyage ethnique. Aux États-Unis, les plateformes ont été critiquées pour avoir permis la diffusion de théories du complot et de fausses informations qui ont culminé avec l’assaut du Capitole en janvier 2021.

Vers une dictature numérique mondiale ?

La montée en puissance des régimes autocratiques est un phénomène mondial qui coïncide de manière troublante avec l’expansion des réseaux sociaux. En 2022, 72 % de la population mondiale vivait sous un régime autocratique, contre 49 % il y a 11 ans. Cette tendance n’est pas seulement une coïncidence : elle est en partie le résultat de l’influence croissante des GAFAM sur la politique mondiale.

Les réseaux sociaux, conçus à l’origine pour rapprocher les gens et renforcer la démocratie, se sont transformés en outils de contrôle et de manipulation entre les mains des régimes autoritaires. En permettant la surveillance de masse, en amplifiant les discours extrêmes, et en facilitant la diffusion de la désinformation, les Big Tech ont contribué, parfois involontairement, à l’érosion des libertés démocratiques.

Le danger est désormais que cette tendance se transforme en une nouvelle forme de dictature mondiale, où le contrôle ne passe plus par la force, mais par les algorithmes et les flux d’information. Dans un tel scénario, les régimes autoritaires n’ont plus besoin de recourir à la répression physique pour maintenir leur pouvoir : il leur suffit de contrôler l’information qui circule sur les réseaux sociaux.

Nous vivons une époque où les frontières entre liberté et contrôle, entre démocratie et autocratie, deviennent de plus en plus floues. Les Big Tech, en dépit de leurs intentions initiales, pavent aujourd’hui la voie à une dictature numérique mondiale, où le pouvoir se mesure en flux d’information et en influence sur les comportements des utilisateurs.

Il est urgent de repenser le rôle des géants du numérique dans nos sociétés et de mettre en place des garde-fous pour protéger la démocratie. Cela passe par une régulation plus stricte des algorithmes, une meilleure transparence sur l’utilisation des données, et une plus grande responsabilité des entreprises face aux conséquences de leurs actions. Si nous n’agissons pas, nous risquons de voir les réseaux sociaux, autrefois vecteurs d’émancipation, devenir les instruments d’une nouvelle forme d’oppression.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

HISTOIRE PRECEDENTE

Les nanars : symbole d’une rébellion contre le cinéma élitiste

HISTOIRE SUIVANTE

Nuage de Tchernobyl : quand une fake news devient un mythe

Latest from Long format+